La richesse,
la valeur et l’inestimable
À propos du livre de Jean-Marie Harribey
La richesse, la valeur et l’inestimable de Jean-Marie Harribey (1) est un livre novateur et incontournable. Novateur, parce qu’il propose une théorie de la richesse rendant mieux compréhensible le mouvement économique de nos sociétés. Incontournable, parce que les réponses apportées à ce que l’on appelle la crise du capitalisme sont au cœur des difficultés rencontrées par le mouvement social pour proposer en matière d’économie politique une alternative à la théorie libérale dominante.
Pourtant ce livre n’a pas
encore été mis en débat comme il le mérite. Paru en mars 2013, il n’a fait
l’objet à ce jour que de quelques commentaires dans le cercle étroit des
altermondialistes et des décroissants. La grande majorité des médias l’ignore
(à l’exception notable du Monde (2) ), les économistes le snobent, les
syndicats et les partis politiques de gauche le regardent comme une poule observe
un couteau.
Il est vrai que l’auteur, l’économiste Jean-Marie
Harribey n’a pas la notoriété d’un people comme Attali, ou d’un prix Nobel
comme Stiglitz. Il est vrai aussi que sa personnalité d’ex-président d’ATTAC ne
lui vaut pas carte de visite dans le petit monde arrogant des économistes
adoubés par la pensée dominante et, par voie de conséquence, par les
journalistes médiatiques. Il est vrai enfin que son travail ne se parcourt pas
comme un roman de gare. J’avais moi-même signalé sur les réseaux sociaux la
parution de son livre événement mais il m’a fallu plusieurs mois pour le
digérer et transformer mon intuition initiale en conviction : cet ouvrage
fera date.(3)
Citation : L’évolution du capitalisme contemporain remet au centre du débat théorique la première question de l’économie politique, et sans doute la plus importante pour l’évolution ultérieure de la discipline : l’origine et la mesure de la richesse et de la valeur dans la société. p. 7 (1ère phrase de l’introduction).
Sortir de la crise du capitalisme
Venons-en donc à une première lecture. Elle n’a d’autre prétention à ce stade que d’attirer l’attention et amorcer le débat sur un livre que je juge important. La question de la richesse est aussi vieille que la théorie économique depuis Aristote. Marx avait mis en lumière le fait que toute valeur est créée par le travail humain. Harribey le rappelle opportunément, en retraçant les échecs successifs des théories économiques pour bâtir une science économique sur un socle critique par rapport à cette question de la valeur. Les tentatives les plus contemporaines, parmi celles qui se situent dans une critique du capitalisme, s’appuient notamment sur les concepts de richesses naturelles ou de capitalisme cognitif.
Mais comme le montre Harribey, si Marx a analysé le fonctionnement de la création de valeur dans Le Capital, il n’a pas pour autant prétendu que la richesse se réduisait à la valeur créée par le travail. Ainsi, la nature constitue une richesse, source irremplaçable de valeurs d’usage. Contrairement à la pratique du capitalisme contemporain qui cherche à faire toujours plus d’argent à partir de l’exploitation de la nature et des êtres humains, Harribey démontre comment la théorie de Marx peut être prolongée pour combattre avec les armes théoriques d’aujourd’hui pour proposer une sortie progressiste de la crise capitaliste.
Tandis que la grande majorité des écologistes s’échine à se démarquer de Marx, Jean-Marie Harribey prend le contrepied pour exploiter dans une perspective contemporaine son apport. Il fonde en théorie, et non seulement en proclamations, la nécessaire liaison entre la revendication sociale - à qui les richesses produites par le travail humain ? - et combats écologiques - comment ne pas détruire la nature dans un monde terrien fini sans renoncer au développement humain ? -. Le productivisme n’est pas une réalité extérieure au capitalisme mais lui est intrinsèque. Il est vain de prétendre en finir avec le productivisme sans dépasser le capitalisme comme il est vain de nier que des décisions politiques concernant la sphère économique (indépendamment des mécanismes de marché) peuvent avoir des effets productivistes.
Citation :
Le retour à la critique de l’économie politique que nous proposons ne sera donc pas une répétition de celle-ci, mais essaiera d’élargir sa perspective pour intégrer en son cœur la dimension qui lui manque, celle de la crise écologique, qui est révélée avec acuité par la crise systémique de l’économie capitaliste. Cette ambition ne peut être réalisée qu’en réexaminant de fond en comble les concepts de richesse et de valeur. / p. 17
Le mouvement social a besoin de théorie
Le mouvement social, y compris dans des secteurs des plus traditionnels, s’est très récemment ouvert à de nouvelles approches des questions économiques : économie solidaire, crise écologique, commerce équitable. On ne peut que s’en féliciter. Toutefois, les représentants de ces secteurs, notamment les syndicats et les partis politiques de gauche, ont opéré ces ajustements et rapprochements sans véritable travail théorique permettant de valider leur évolution. Résultat : cette ouverture est souvent ressentie au mieux comme un bricolage opportuniste, au pire comme une récupération. Il y a ainsi une misère théorique de la pratique de l’économie solidaire. L’écologie politique, qui s’appuie au départ sur les bases théorique de la science écologique, est plus riche en analyses et théories de toutes sortes. Mais les pesanteurs liées à l’histoire (dogmatisme du côté du « marxisme-léninisme », idéologies du naturalisme écologiste de l’autre) ont empêché qu’une vraie synthèse se fasse entre critique sociale et critique écologique. Les multiples tentatives politiques « rouges et vertes » ont toutes accouché d’une souris faute de consistance sur le plan théorique.
Si l’on prend, par exemple, la question de la réduction du temps de travail, il est significatif que les variations saisonnières de cette revendication, son recul depuis la mise en œuvre des trente-cinq heures, ses échecs sur la question des retraites, trouvent leur explication dans l’insuffisance théorique des syndicats et des partis de gauche sur cette question. Marxistes ou écologistes orthodoxes ont en commun l’oubli ou l’occultation que cette question était au centre du Capital de Marx ( Livre I, Tome I, chap. X, La journée de travail ). De même, la question du secteur public en économie, comme la question de l’économie solidaire, ne peuvent se comprendre en rejetant aux oubliettes l’analyse de la valeur en système capitaliste. Encore faut-il ensuite démontrer comment le secteur marchand n’est pas seul à créer de la valeur pour contrer l’argument du Medef répété en boucle que « le secteur privé est seul créateur de richesses ». La démarche d’Harribey a le mérite de fournir des arguments contre ce pont aux ânes de l’économie libérale.
Pour l’avenir, puisqu’il s’agit de penser le dépassement du capitalisme productiviste, les réponses à ces questions théoriques ne peuvent être escamotées des débats au sein du mouvement social. Faute de quoi, ce sont les fausses bonnes idées et les chimères qui occupent le terrain de la contradiction face à la doxa libérale. Globalisation (mondialisation financière), économie de l’information et de la connaissance, épuisement des ressources face au productivisme capitaliste : les réponses ne sont jamais évidentes et celles des fondés de pouvoir des actionnaires ne sont pas celles des représentants des salariés. Il est difficile de passer du chômage vécu individuellement à l’action collective, des effets aux causes. Le lien est nécessaire entre la recherche théorique et l’organisation des ripostes concrètes. Le livre d’Harribey apporte une pierre essentielle à cette construction.
Citation :
(…) nous pensons indispensable de reconstruire une théorie susceptible d’intégrer toutes les dimensions de la richesse collective : les parts respectives qui sont valorisées sur le marché ou qui le sont par décision politique, sans oublier qu’elles sont toujours le produit de rapports sociaux, faits de contradictions, de luttes et de compromis provisoires, ainsi que celles qui échappent à toute quantification monétaire. Les citoyens ont alors sous les yeux et entre les mains les théories concurrentes pour procéder à leur choix.Un exemple très éclairant de la synergie entre théorie et démocratie peut être trouvé dans l’actualité la plus récente. Tous les néolibéraux et tous les sociaux-néolibéraux veulent diminuer la part des dépenses publiques dans le PIB, c’est même l’enjeu du nouveau Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union économique et monétaire européenne. Qui devrait mener la discussion politique et décider ? Les citoyens. Sur quelle base argumentaire ? C’est là qu’une théorie montrant la spécificité de la critique de l’économie trouve une place. / p. 435
Robert Crémieux
Lundi 17 août 2013
1 / Jean-Marie Harribey : La richesse, la valeur et l'inestimable. Fondements d'une critique socio-écologique de l'économie capitaliste. Paris, Les Liens qui Libèrent, 2013. 28 €.
2 / Le Monde : Le retour de la « valeur travail », Philippe Arnaud, 23/04/13
3 / Signalons l’article de l’économiste Michel Husson, à la fois introduction à la lecture et au débat : Un livre inestimable / http://www.contretemps.eu/lectures/livre-inestimable-propos-j-m-harribey-richesse-valeur-linestimable
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