Lettre ouverte à mes amis journalistes
Censuré ! Qu'y a-t-il de pire pour un journaliste que d'être censuré ? Vous le pensez sincèrement, je n'en doute pas. Mais que pensez-vous de la censure qui règne, aujourd'hui en France, sur tout ce qui touche au chômage, à la précarité du travail et à l'expression des chômeurs et précaires ?
J'exagère ? J'utilise un mot trop fort pour désigner ce qui n'est après tout qu'un vague consensus mou pour ne pas parler de faits qui dérangent, qu'on ne sait trop comment aborder. J'exagère ? Je sais bien qu'on me sortira, ici et là un article, une vidéo qui traite fort bien des statistiques ou avec humanité du sort d'une famille touchée par la précarité. Je sais bien que dans une rédaction, on trouvera des journalistes partant pour traiter le sujet de façon honnête, journalistique et tout. Je sais bien qu'il existe encore le web, Mediapart ou ActuChômage.
Mais enfin, vous avez compris de quoi je parle ? D'un phénomène social qui touche plus de 10% de la population active. Regardez les courbes, mêmes officielles, et quel que soit le mode de comptage, catégories A, B, C ou autres, ou selon le BIT (on n'entend plus parler des "variations saisonnières" mais plutôt du "halo du chômage"), regardez et qu'est-ce que vous voyez ? Depuis 30 ans la hausse est continue, avec des paliers, des rémissions mais à la fin le record d'aujourd'hui n'est que provisoire, il sera dépassé demain. Une génération que ça dure. Des jeunes sans emploi d'aujourd'hui n'ont connu dans leur famille que des parents chômeurs.
La Fondation Abbé Pierre, les Restaurants du Cur publient chaque année les témoignages de cette marée qui monte des sans-abris, des familles qui crèvent de faim et se nourrissent low cost au mépris de leur santé, avec les maladies qu'ont croyait disparues et qui reviennent. Des témoignages parviennent à percer sur ces quartiers de la désespérance où on s'éclaire à la bougie et se chauffe au camping gaz, ces quartiers que les ministres de l'Intérieur appellent de "non droits", ce qui se veut accusateur mais se retourne en "non accès aux droits ". Bien sûr que vous le voyez, je ne vous crois pas encore abrutis par le berlusconisme régnant. Tout cela a un mot : chômage.
Et pourquoi cela ne fait-il pas la une des médias, comme le font la dernière catastrophe au bout du monde, le dernier homicide sordide ou la dernière paire d'escarpins de Carla Bruni, le dernier record du mercato d'hiver ? Parce que dans un pays où soixante-dix pour cent de la population vit plutôt raisonnablement bien, le sort des trente pour cent qui crèvent du chômage et de la précarité est un sujet explosif. Explosif. C'est pourquoi les responsables politiques murmurent quand il s'agit du chômage. Que la majorité des syndicats adhèrent profil bas au "statu quo" voulu par le Medef. Que les médias censurent leurs journalistes sur ce sujet.
Oui, chers amis, chers confrères, chers camarades syndiqués, vous êtes censurés et vous le savez. Vous le savez et vous faites semblant de ne pas le savoir. Quelques uns par lâcheté, certains par intérêt, d'autres parce qu'ils sont franchement réactionnaires, beaucoup pour avoir désappris que la liberté n'est pas un acquis mais une conquête qui se défend quotidiennement. Il y en a qui pensent que la liberté est surtout bonne pour soi-même mais pour les autres, bah. Puis, voyez-vous, les chômeurs, ce n'est pas glamour, ce n'est pas "choc", ça emmerde tout le monde. Sauf, parfois, ailleurs. Quelle est soudain belle la liberté en Tunisie. Et courageux ces chômeurs qui s'immolent par le feu. Quelle est abjecte cette oligarchie en Tchoukystan. Mais ici, en France, peut-on fermer les yeux sur le tiers de la population qui réclame le simple droit de vivre normalement, le droit d'exercer ses droits de citoyen ?
Prenons un exemple. Après 2009, le chômage a atteint un nouveau sommet en 2010. À peine les chiffres publiés fin janvier, à bas bruit, le lendemain les médias tournent la page. Un animateur d'une association de chômeurs qui demande, poliment, à une journaliste pourquoi elle n'a pas traité de telle information s'entend répondre, il y a quelques jours : "Le chômage ? Mais qu'y a-t-il de nouveau ?" En effet, depuis trente ans, les mêmes chiffres, toujours à la hausse, les mêmes réponses vides et formatées des responsables politiques. Rien de nouveau, circulez il n'y a rien à écrire, rien à dire.
Autre exemple. Depuis janvier, et jusqu'à fin mars, une négociation sociale est ouverte à l'UNEDIC pour le renouvellement de l'assurance chômage. Vous avez remarqué que cela survient au moment où est annoncé un nouveau chiffre record du nombre de sans-emploi, sans compter les précaires. La patronne du MEDEF demande aussitôt le "statu quo" à l'UNEDIC. Vous faites la relation ? Vous avez vu la ruée médiatique sur cette info saignante ?
Pourtant sur le sujet il y aurait de quoi raconter, des interviews à faire. La négociation sociale en question est une mascarade. De nombreux syndicats en sont exclus. Le MEDEF ne représente que lui-même et surtout le patronat du CAC 40. L'État employeur détourne la tête sous prétexte de laisser les partenaires sociaux exercer sans entrave leur précieuse démocratie sociale. Les associations de chômeurs sont exclues des débats, ce qui à défaut de lèse démocratie sociale pourrait apparaître comme un crime contre l'esprit. Vous voyez, la presse est libre en France d'interpréter librement : il ne se passe rien. Dans cette démocratie sociale en trompe l'il, c'est presque vrai puisque la majorité des négociateurs considère que les discussions ne doivent porter que sur le design du logo de Pôle emploi et la couleur de la moquette du bureau du président de l'UNEDIC. Pendant les travaux, chaque jour des milliers de personnes arrivent en fin de droit, le bocal du RSA, le Revenu Sans Avenir, déborde et le Président Sarkozy va sans doute réaffirmer fermement devant les caméras que la lutte contre la pauvreté est à l'ordre du jour. Misère du journalisme !
Et pendant ce temps là, une poignée d'individus se remue comme des diables dans un bénitier pour, malgré la censure des médias, faire vivre une pétition en ligne qui proclame simplement : "Négociations UNEDIC : pas sans les chômeurs !" C'est d'une telle prétention, ma chère ! Ont-ils seulement leur certificat d'études ? Ont-ils lu une ligne d'un prix Nobel d'économie ? Connaissent-ils les statuts de l'UNEDIC ? Sont-ils Français ? Sont-ils prévus par l'article L.443-2 du Code du travail ?
Non, ils ne sont pas prévus. Non, ils ne connaissent pas l'article L.443-2. Et vous non plus chers lecteurs, chers amis, amies et confrères. L'article en question n'existe pas. Pas encore. Il existera sans doute dans ce pays lorsque la chape de plomb sera levée sur le débat public pour tout ce qui touche à la situation concrète des chômeurs et précaires. Quand on leur reconnaîtra leurs droits de citoyen. Vous n'êtes pas d'accord ? Dites-le. Vomissez votre mépris pour cette multitude de perdants. Et si vous êtes censurés pour avoir osé dire le fond vaseux de votre pensée, battons-nous ensemble contre la censure, toutes les censures, ici ou en Égypte.
Robert Crémieux
(art. publié dans Mediapart, 2 février 2011)
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