Connaissez-vous le théorème Pôle Emploi ? C'est simple, ça marche, et les conséquences sont plus redoutables que son apparente évidence le laisse penser.
Soit l'énoncé :
Augmentation du chômage + Pôle Emploi = Aggravation dramatique des Conditions de vie des Chômeurs ( A + PE = AC2 ).
Tentons la démonstration et envisageons les résultats. L'hypothèse de base, vérifiable et quantifiée, l'augmentation du chômage, est un fait établi. Il suffit d'actualiser les chiffres chaque mois, les statistiques mensuelles du Ministère du Travail sont là pour ça.
Rappelons, à mon avis sans faire de misérabilisme excessif, que le chômage se traduit dans le meilleur des cas - c'est-à-dire en cas d'indemnisation - par une perte de revenu d'au moins un tiers sur le salaire de base.
Augmentation de la durée moyenne d'inscription à Pôle Emploi
Hypothèse un. Il paraît évident de poser le postulat que l'augmentation du chômage conduit en premier lieu à une augmentation de la durée moyenne du chômage. Chiffres du Ministère du travail à l'appui : "En France métropolitaine, le nombre de demandeurs d'emploi inscrits en catégories A, B, C, depuis un an ou plus augmente de 3,4 % au mois de septembre 2009 (+ 20,5 % sur un an)." Notons au passage qu'il s'agit de "la France métropolitaine". Ajouter les résultats des DOM ne ferait qu'alourdir le pourcentage et c'est la raison pour laquelle la présentation des chiffres par le Ministère élude les chiffres des DOM. Ce qui n'a aucun fondement statistique, juridique, administratif (il s'agit de "départements"), ni identitaire sauf à adhérer aux thèses de M. Besson et du Front National.
La classification des "demandeurs d'emploi" selon "l'ancienneté d'inscription" se traduit sur le terrain - la vie des chômeurs et chômeuses - par une nouvelle perte de revenu. En effet, survient la "fin de droits", en clair la fin de l'indemnisation par l'assurance chômage. Celle-ci est fixée en fonction de la durée de la période de cotisation, avec une limite maximum de vingt-quatre mois ( pour les moins de 50 ans ). En moyenne, la durée d'indemnisation est réduite sous la pression de l'augmentation du travail précaire impliquant des périodes courtes de travail et donc de cotisations.
Arrivée massive de chômeurs en fin de droits
Mais un autre facteur entre en ligne de compte. L'entrée en vigueur en 2009 de la Nouvelle Convention d'assurance chômage, négociée par les partenaires sociaux, a pour effet de réduire les durées d'indemnisations et de créer une catégorie d'indemnisés pour une très courte période. En effet, l'indemnisation est possible si l'on a désormais cotisé pendant seulement quatre mois, sur la base de un jour indemnisé pour un jour cotisé.
Que deviennent les chômeurs / chômeuses en fin de droits ? Certains passent dans un des régimes de solidarité, soit l'Allocation de solidarité spécifique (ASS), soit le RSA (ex - RMI), ou rien du tout. Les règles d'attribution pour les régimes de solidarité sont en effet telles que nombreux sont ceux qui passent entre les mailles du filet. En clair, ils se retrouvent sans revenus.
L'augmentation de la durée moyenne d'inscription au chômage va avoir une conséquence importante dans les prochaines semaines, les prochains mois : l'arrivée massive de personnes en fin de droits. Elles vont basculer soit dans le régime de solidarité nationale, soit dans le sans rien. Dans l'un et l'autre cas, il en résulte une nouvelle perte de revenu. Vous vous imaginez, vous, sans revenu du jour au lendemain ?
La pression à la baisse sur le revenu de remplacement
Hypothèse deux. En période de forte progression du chômage, le revenu des chômeurs baisse. Il y plusieurs facteurs, là encore, qui entrent en ligne de compte. Tout d'abord, les partenaires sociaux, et à tout seigneur avant tout le patronat, inquiet de l'afflux de nouveaux ayants droits pour le budget de la caisse d'indemnisation soulignent la nécessité soit de relever les cotisations, soit de baisser les prestations. La perversion du système paritaire actuel de l'Unedic aboutit à une balance faussement équitable : tous doivent faire des sacrifices... C'est ce qui s'est passé notamment à la fin des années quatre-vingt dix avec parfois des conséquences. Ainsi, en 1997, la suppression du fonds d'urgence des ASSEDIC a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase et se précipiter les chômeurs dans de spectaculaires occupations de locaux pendant le mouvement de l'hiver 97-98.
Les gouvernements, soucieux comme on le sait de l'utilisation optimale de l'argent public, ne sont pas en reste. La solidarité nationale coûte cher ? Examinons, par souci de répartir là aussi les sacrifices comment diminuer l'accès aux régimes de solidarité et en baisser les prestations. Cela peut se faire de multiples façons et les collectivités territoriales ont beau jeu de dénoncer les transferts de charge de l'État qui grèvent les ressources locales et font hériter le contribuable local de nouvelles taxes sous prétexte de baisse des impôts au niveau national.
Puis il y a la manière insidieuse. Elle consiste à ne pas relever les minimas sociaux tandis que le coût de la vie augmente. Régulièrement lorsqu'une augmentation du SMIC est décidée, les partenaires sociaux sont sollicités pour examiner la réévaluation des indemnités. Et régulièrement, à vrai dire ces dernières années il n'y a aucun contre exemple, les prestations sont augmentées de façon moindre que la hausse du SMIC, elle même souvent inférieure à la hausse des prix.
Dernier exemple en date, le 1er juillet dernier, les indemnités chômage ont été augmentées de 1 %, pour 1,3 % au SMIC. A la longue l'écart se creuse. Il s'agit d'ailleurs d'une volonté assumée de la majorité actuelle, soucieuse selon elle de ne pas rendre trop attractif le non-travail. Rappelons que la majorité des chômeurs indemnisés touchent entre 807 € brut par mois et 933 € nets, et 454,63 € pour le RSA (pour une personne seule). Cerise sur le gâteau, les ex-RMIstes qui ne payaient pas la taxe d'habitation peuvent se la voir réclamer ainsi que la redevance télévision en vertu de la loi sur le RSA : entre 500 et plus de 1 000 € ; voir ci-dessus le montant de leurs revenus !
L'amputation des droits annexes
Hypothèse trois. Lorsque le chômage est en forte progression, les droits annexes du citoyen chômeur connaissent une dévaluation ou une érosion cumulatives. Prenons le droit à la santé. Combien de chômeurs et précaires (précaire : demandeur d'emploi connaissant des périodes alternatives de travail et de chômage sur une longue période, conduisant à une irréversible diminution des droits acquis, par exemple à revenu de substitution) n'ont pas de mutuelle santé (ou roulent sans assurance auto, ce qui est répréhensible mais nécessité fait (mauvaise) loi...) ?
Une étude exhaustive mériterait d'être entreprise, à ma connaissance elle n'existe pas, sur l'ensemble des difficultés ainsi cumulées. Le logement décent devient inaccessible ou l'angoisse de l'expulsion devient un souci quotidien. Les transports se résument à un parcours du combattant parfois en marge de la légalité. La nourriture est réduite aux nécessités de survie. Les loisirs, n'en parlons pas. Avec la qualité et la densité des relations sociales qui s'effilochent, le malaise psychologique devient stress et parfois pathologies sévères. Il y a peu ou pas d'études sur le suicide des chômeurs.
Une insécurité juridique indigne d'un État de droit
Hypothèse quatre. Le mouvement perpétuel a trouvé son application dans au moins un domaine. Celui des règles qui s'appliquent à la situation juridique des chômeurs. Peu de juristes ont daigné se pencher sur la question du chômage du point de vue du droit. Le chômage est considéré comme une question marginale. Christophe Willmann, Alain Supiot, G. Lyon-Caen ont dressé un constat accablant du "paysage désolé du droit des sans-travail", aussi bien au regard du droit privé que du droit public. Les quelques avancées résultent parfois de la jurisprudence issue des recours engagés par les organisations de chômeurs, comme l'a montré par exemple l'affaire des "recalculés" de l'UNEDIC, en 2004 (toutefois pas tout à fait terminée, en appel partiel).
L'insécurité juridique des chômeurs dépend de causes générales, telle que l'accumulation des lois et règlements, auxquelles s'ajoutent les retombées de la gestion "contractuelle" des partenaires sociaux du régime de l'Unedic. Le patronat y défend ses intérêts, ce qui est dans la logique ; les syndicats de salariés représentés (sauf la CGT et FO) arguent qu'ils sont les représentants de leurs mandants salariés-cotisants ; quant aux principaux concernés, les chômeurs, ils ne sont pas consultés dans ce curieux paritarisme où le patronat a toujours le dernier mot.
Le régime d'indemnisation est renégocié tous les trois ans. Il en résulte une Nouvelle Convention d'assurance chômage, dont la dernière en date est entrée en vigueur le 1er avril 2009. Chacune de ces renégociations triennales est soumise à l'air du temps (les derniers en date des événements sociaux), au lobbying du Medef, le déficit ou l'excédent de l'Unedic, aux lubies libérales du gouvernement en matière d'emploi... Le régime d'assurance chômage a ainsi été dans le passé à chaque fois profondément chamboulé. Tous les trois ans !
Les conventions fixent, parfois au mépris de la loi (affaire des "recalculés" notamment comme exemple flagrant) les cotisations, les indemnités, la durée et les conditions d'affiliation, les "droits et obligations" des demandeurs d'emploi... Bref, tout ce qui va constituer une grande partie du quotidien du chômeur et pas seulement ses revenus. Par exemple ses droits sociaux, dont certains sont conditionnés à l'indemnisation. Un pouvoir exorbitant, face auquel les chômeurs sont désarmés, une partie de leurs droits, en cas de désaccord, pouvant relever du tribunal d'instance et une autre du tribunal administratif. La grande majorité des contentieux potentiels ne sont pas suivis d'effet car les demandeurs d'emploi renoncent à faire valoir leurs droits. Les difficultés du parcours sont supérieures au gain estimé en cas de victoire.
La renégociation tous les trois ans de la Convention a pour effet notamment de multiplier à l'infini les catégories dont relèvent les chômeurs, selon par exemple la date de leur inscription, avant ou après la mise en application de la Convention. Non seulement ils ne s'y retrouvent pas, mais le salarié de base de Pôle Emploi non plus. En période d'afflux massif de nouveaux chômeurs, imaginez la tension de part et d'autre.
Pôle Emploi : la confusion
C'est dans ce contexte qu'est intervenue au 1er janvier 2009, ce qu'il est convenu d'appeler "la fusion". Le service public de l'emploi, qui comportait deux acteurs principaux auxquels les chômeurs étaient confrontés - l'ANPE (public) et les ASSEDIC (privé) - a été refondu d'un trait de plume par la volonté du Président Sarkozy en un organisme unique : Pôle Emploi. Toutes choses égales par ailleurs, le moment était mal choisi. Sous l'effet conjugué de l'explosion (par ailleurs prévisible et prévue) du chômage et des méthodes de la fusion, dix mois plus tard l'alliage nouveau n'a pas pris. Les salariés multiplient les grèves (la prochaine est prévue pour le 10 novembre) pour dénoncer leurs conditions de travail et la qualité du service rendu. Tandis que les demandeurs d'emploi se font balader de Pôle emploi-ANPE en Pôle emploi-ASSEDIC. La fusion, à ce jour n'étant qu'une façade dans la plupart des cas, la confusion règne. Il y a par exemple des dossiers prioritaires et d'autres qui ne le sont pas. Les RMIstes qui ont basculé le 1er juin dernier dans le régime du RSA se voient ainsi proposer, s'ils ont décidé de s'inscrire à Pôle Emploi, de revenir plus tard...
CQFD : A + PE = AC2
Donc, et cqfd, A + PE = AC2. Fallait-il le démontrer ? Oui, si l'on prend en compte l'état de l'opinion publique face à la montée du chômage. Mon témoignage est le suivant. Pour peu que l'on soit en présence d'une personne qui n'est pas personnellement confrontée au problème (et encore, même parfois chez les chômeurs...), la réaction à l'évocation de cette question est l'indifférence, le malaise, l'agacement voire l'exaspération affichée. Vouloir faire du chômage un élément du débat public est à ce jour considéré comme misérabiliste.
Comme je ne crois pas avoir le monopole du cœur, il faut bien trouver une explication à ce phénomène. Bien sûr, il faudrait être naïf pour croire que le gouvernement et les partis qui n'ont pas de solution à proposer, ainsi que la plupart des médias qui répercutent la façon de voir des uns et des autres précités, ont intérêt à voir le débat sur le chômage prendre de l'ampleur. Mais l'indifférence massive a une raison plus profonde. L'opinion publique a intégré l'idée que face au chômage il n'y a d'autre solution que d'attendre le retour de la croissance. Faire le dos rond en attendant des temps meilleurs. Et avec la prochaine reprise, que l'on attend aussi sûrement que le beau temps après la pluie, eh bien, l'emploi repartira et le problème sera résolu.
Ce raisonnement attentiste, qui à mon avis s'apparente plutôt à une volonté de croyance optimiste, se heurte à la réalité des faits. Les trente dernière années ont été marquées par de nombreuses "reprises" pauvres en emploi. Rien ne dit - et même certains prix Nobel d'économie l'affirment - que la crise financière actuelle ne sera pas suivie à courte échéance par une réplique ou une nouvelle crise, les causes fondamentales n'ayant pas disparues en dehors de la crise immobilière américaine. L'un d'eux, Paul Krugman avance même que nous sommes entrés mondialement dans une économie de récession. Le modèle de l'économie de croissance est lui-même mis en question par la montée du questionnement, des nécessités et des propositions écologiques.
L'urgence sociale
Enfin, on ne peut voir la question du chômage uniquement sous l'angle de "l'emploi", souvent tarte à la crème des partis de gauche et des syndicats, qui est un angle économique. Il est également nécessaire de l'aborder du point de vue des chômeurs, sous l'angle de l'urgence sociale. La spirale de la pauvreté est enclenchée. La machine à faire des pauvres fonctionne à plein régime. L'embellie des années passées n'a pas suffi à entamer le noyau dur de cette pauvreté, constituée depuis l'apparition du chômage de masse à la fin des années soixante-dix et aggravée par la globalisation (qui conduit à des transferts massifs de pauvres d'un continent à l'autre).
Le ministre Darcos, ministre du travail, a dit le 20 octobre dernier : "il y a pire que le stress au travail, il y a le stress au chômage". Ce qui pourrait passer pour une lapalissade, était une indignité, en raison du contexte, la vague de suicides à France-Télécom. Mais le lendemain il se ravisait et décrétait... un plan d'urgence pour faire face au stress au travail. C'est un premier pas, il faudra juger au contenu, au rythme et à l'effectivité de ce plan indispensable. Mais s'il y a pire que le stress au travail, pourquoi refuser d'envisager des mesures, appelons cela un "plan d'urgence", face à l'urgence sociale qui monte ? Le "théorème Pôle Emploi" risque hélas de ne pas être contredit de sitôt.
Robert Crémieux
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( article paru sur le site de Mediapart, le 30 octobre 2009 )